IV
Madame Stevenson et le comte Arthur Lancelot
Revenons à madame Stevenson, que nous avons laissée avec sa femme de chambre, dans une cabine inférieure du Requin.
Grandes furent leurs appréhensions quand, autour d’elles, vibrèrent les assourdissantes clameurs du combat.
Chez les âmes faibles, l’effroi est une des causes les plus fécondes de la prière. Les thaumaturges de tous les cultes l’ont si bien compris, que c’est par ce sentiment, surtout qu’ils entreprennent d’en imposer à leurs créatures.
Élevées dans la foi catholique, Harriet et Catherine tombèrent à genoux et se mirent en oraisons.
Mais les violentes secousses que recevait le navire et qui le courbaient à chaque instant de bâbord à tribord, ne leur permirent pas de rester longtemps dans cette position.
Elles se levèrent, s’assirent sur un cadre, et se tinrent cramponnées au châlit.
À peine la lampe projetait-elle une clarté suffisante pour éclairer l’étroit réduit. La pénombre ajoutait encore à l’horreur de leur situation.
Les détonations successives de l’artillerie, le crépitement de la fusillade, le ruissellement des flots aux flancs du bâtiment, les craquements de sa membrure, et les cris sauvages que redisaient des échos trop fidèles, avaient rendu la pauvre Kate presque folle.
Elle appelait à son aide tous les saints du calendrier, et ses doigts égrenaient, avec une vivacité fiévreuse, un long chapelet, chaque fois que le vaisseau reprenait, pour un moment, son équilibre.
Il cessa de rouler et de tanguer aussi brusquement à l’heure de l’abordage : elles se crurent sauvées.
– Ah ! s’écria madame Stevenson, Dieu soit loué ! les brigands ont été vaincus. On ne les entend plus hurler, comme des démons, au-dessus de nos têtes. Mon mari les aura battus, car c’est lui qui les poursuit, j’en suis sûre ; il devait mettre à la voile le lendemain de notre enlèvement.
– Vous pensez, madame ? dit la soubrette d’une voix mal assurée.
– Je l’espère.
– Est-ce que sir Henry... Ô mon doux Jésus !
Cette exclamation lui fut arrachée par le retentissement formidable de la caronade que venait de tirer Samson.
– Ce n’est rien, dit Harriet ; un coup de canon de plus.
– Oh ! il m’a donné là, fit Kate en frappant sur son cœur.
– N’ayez donc plus peur comme cela. Le danger est loin...
– Je voudrais bien le croire, madame...
– Si au moins nous pouvions voir ce qui se passe là-haut !
– Voir ! Ah ! madame, qu’est-ce que vous dites ? J’aimerais mieux mourir, oui, mourir, que d’assister à de pareilles choses. Tenez, voilà que ça recommence ! Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs...
– On vient, dit madame Stevenson.
– On vient ! je me sauve ! Cachez-vous aussi, madame ; là, sous ce lit !
En prononçant ces mots, la camériste s’était jetée à terre et s’efforçait de se fourrer sous le cadre. Mais l’espace entre le plancher et le bois de la couchette n’étant pas assez large, elle se meurtrissait inutilement la tête.
Harriet ne put s’empêcher de sourire.
– Voyons ! ayez un peu de courage, au moins, lui dit-elle.
– Du courage ! c’est bien facile à dire...
– Relevez-vous, Kate.
– Mais madame !...
– On heurte ! Relevez-vous, vous dis-je.
– Ouvrez ! cria-t-on du dehors.
– Ouvrir ! répondit Harriet, étonnée d’entendre une voix autre que celle du docteur ; ouvrir ! nous ne le pouvons, nous n’avons pas la clef.
– Si vous n’ouvrez pas !... reprit la voix furieuse.
– Mais, puisque nous n’avons pas la clef.
– Ah ! madame ! madame ! sanglotait Kate en se blottissant dans le cadre.
Des coups de hache résonnèrent contre le frêle panneau de sapin. Bientôt il vola en éclats.
Un matelot, les mains dégouttantes de sang, la figure rougeaude, horrible, apparut derrière la porte enfoncée.
Ses yeux pétillaient de désirs ; un sourire lubrique distendait sa bouche.
Madame Stevenson prévit une scène terrible. Oubliant ses craintes, elle s’arma de vaillance pour tenir tête à l’orage.
– Ah ! mes poulettes, mes petites chattes, vous vous enfermez comme ça ! dit le matelot.
– Sortez ! retirez-vous, ou j’appelle ! s’écria Harriet en marchant résolument vers l’homme.
– Appelle, mon ange, appelle ! appelle jusqu’à demain. Nous allons jouer un petit peu ensemble, n’est-ce pas ?... C’est qu’elle est gentille, tout de même ! Allons, mon ange, ne fais pas la méchante : je te veux plus de bien que de mal. Mais où diable est l’autre cocotte ?... je ne la vois pas... Ça ne fait rien, ma petite rate : tu me suffiras...
Il lança sa hache derrière lui, et saisit madame Stevenson entre ses bras.
– À l’aide ! à l’aide ! cria-t-elle en se débattant.
– Pourquoi faire ta mijaurée ? disait le matelot en cherchant à l’embrasser. On en a vu d’autres, et d’aussi faraudes que toi...
Avec ses ongles, Harriet lui labourait le visage, et toujours elle criait :
– À l’aide ! à l’aide ! Help ! help !
– Si tu continues comme ça, la belle, je me fâche, dit l’agresseur, qui réussit à la renverser sur le bord du cadre.
Mais alors, Kate déboucha de sa cachette, se précipita sur le marin, l’étreignit par derrière, et le mordit si cruellement au cou, qu’il poussa un rugissement de rage.
– Help ! help ! répétait madame Stevenson, sans cesser d’opposer à ce misérable une résistance opiniâtre.
Déjà, entre les deux femmes, dont l’une menaçait de lui crever les yeux, après lui avoir mis toute la face en sang, et l’autre s’était maintenant prise à l’étrangler au moyen de sa cravate, il courait risque de payer chèrement son exécrable tentative, quand le major Vif-Argent arriva dans la cabine.
Sans articuler une syllabe, il plaça un pistolet sur l’oreille du matelot et lui fit sauter la cervelle.
Harriet et Kate furent inondées de débris et de sang.
– Vous me pardonnerez mon procédé, madame, dit le major, en repoussant du pied le cadavre, qui avait roulé sur le parquet ; mais avec nos gens, il n’y a pas deux manières d’agir. Parfaitement traités quand ils se comportent bien, nous les tuons quand ils commettent une faute : c’est notre règle. Veuillez accepter mon bras. Je vous conduirai dans une autre pièce, où vous pourrez changer de toilette.
Sans pouvoir répondre, tant elle était troublée, madame Stevenson prit silencieusement le bras du chirurgien, et ils montèrent dans la première batterie.
Le docteur Guérin avait trop de tact pour la mener sur le pont, où se déroulait un spectacle hideux.
La vue de la seconde batterie, avec ses parois noires de poudre, ses mares de sang, ses sabords, ses affûts brisés, le désordre qui régnait dans ses dispositions, si parfaites deux heures auparavant, n’était déjà que trop propre à impressionner douloureusement les pauvres femmes.
– Je vous mène à la cabine, où j’ai fait déposer vos effets, dit-il à madame Stevenson.
– Merci de cette attention, monsieur, balbutia-t-elle, ébranlée par ces émotions diverses.
– Voici ma chambre, continua-t-il en ouvrant une porte. Veuillez vous habiller promptement, car je vous préviens que vous allez nous quitter.
Les yeux d’Harriet interrogèrent le major.
– Hélas ! oui, dit-il, en adressant un regard tendre à Kate, j’ai le malheur de vous perdre, calamitas est.
– Nous partons ! s’écria la soubrette ; nous sommes libres, hein ? quel bonheur ! En débarquant à Halifax, je ferai dire une messe à ma sainte patronne.
– Pouvez-vous nous dire où nous irons, monsieur ? demanda madame Stevenson.
– Vous remonterez à bord du Wish-on-Wish.
– Le cutter !
– Oui, madame. Mais faites votre toilette ! il faut que je m’occupe de mes blessés. Dans une demi-heure, j’aurai le chagrin de vous présenter mes adieux.
– Et pour moi, ce n’en sera pas un de me sauver de cette abominable cassine ! répliqua sèchement Kate.
– Ne riez pas ! ne riez pas ! Risum tene, puella, sed non virgo, dit-il en se retirant.
À peine était-il parti, que madame Stevenson sentit, par un tremblement sous ses pieds, que le navire était en mouvement.
– Où peuvent-ils vouloir nous mener à présent ? pensait-elle.
Machinalement, elle prit une robe et s’habilla.
Kate était incapable de lui prêter ses services. Elle tournait dans la cabine comme une insensée.
Le docteur rentra.
– Vous êtes prête, madame ! dit-il.
Harriet répondit par un signe de tête affirmatif.
Elle tendit son bras au major, et, comme ils traversaient la batterie, un éclair immense déchira l’obscurité de la nuit, qui commençait à tomber.
Une explosion foudroyante accompagna l’éclair.
– Ah ! ciel, qu’est-ce encore que cela ? murmura la jeune femme bouleversée.
– La frégate ennemie qui saute, dit froidement le chirurgien.
– La frégate... C’était donc le vaisseau-amiral ?
Le major Guérin ne répondit pas.
– Dites-moi, monsieur, oh ! dites-moi, s’écria Harriet, si mon mari...
Sa gorge se serra ; ses yeux se voilèrent.
L’officier lui fit respirer un flacon de sels ; puis, sans mot dire, il l’entraîna vers un sabord ouvert.
Deux matelots s’emparèrent d’elle et la descendirent, à moitié évanouie, sur le Wish-on-Wish.
Kate, aussi éperdue que sa maîtresse, fut descendue de même.
– Au revoir ! leur dit le major, avec un geste de la main.
– Larguez l’amarre ! cria le patron du cutter.
Un coup de hache trancha la corde qui retenait l’embarcation au Requin, et le Wish-on-Wish s’en éloigna à toutes voiles.
Le surlendemain, il jetait l’ancre dans la baie de la Chaloupe, sur la côte méridionale d’Anticosti, à quarante milles environ de la pointe Est, et à trente de la baie de Prinsta, où Bertrand fut transporté presqu’à la même époque.
Madame Stevenson était souffrante.
On la déposa avec Kate dans une maison en bois au bord de la mer.
Leurs effets, et divers objets indiquant qu’elles étaient destinées à demeurer longtemps dans cet endroit, furent aussi débarqués.
La cabane était dans un mauvais état.
Les marins du Wish-on-Wish se hâtèrent de la réparer pour la rendre habitable.
Elle renfermait trois pièces, l’une fut affectée à la cuisine, une autre à la salle commune, la troisième servit de chambre à coucher à Harriet.
Kate se dressa un lit dans la cuisine.
Le bateau fut solidement amarré à un auray ; et les matelots s’occupèrent à la chasse ou à la pêche.
Madame Stevenson renouvela ses tentatives, pour savoir où elle était, ce qu’on voulait d’elle, ce qui s’était passé pendant le combat.
Elle n’apprit rien, sinon que les pirates, assaillis par trois navires de la marine royale, avaient couru grand risque d’être capturés, mais que le Wish-on-Wish, dépêché à la recherche du Caïman, ayant ramené ce vaisseau, la fortune s’était retournée du côté des Requins de l’Atlantique.
Ils avaient coulé un des bâtiments anglais, fait sauter l’autre, incendié le troisième.
Qui les commandait ? Quels étaient leurs officiers ? D’où venaient-ils ? Ces questions demeuraient sans réponse.
Privée des galanteries du major Vif-Argent, et après avoir dépensé infructueusement un nombre incalculable d’œillades incendiaires, en faveur du patron du cutter, Catherine devint morose, revêche, insupportable à sa maîtresse et à elle-même.
Pour comble d’infortune, les beaux jours s’éclipsaient dans les brumes de l’Océan, et madame Stevenson envisageait avec horreur la perspective d’un long hiver dans cette contrée sauvage, lorsqu’un matin, elle fut réveillée par le petit canon du Wish-on-Wish.
– Le commandant arrive !
La nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva bientôt à son oreille.
– Je le verrai cette fois, je veux le voir, lui parler ! s’écria la jeune femme, en sautant hors de son lit.
Malgré son abattement moral, elle avait toujours mis un soin minutieux à sa toilette.
Ce jour-là, elle s’habilla avec toute la coquetterie possible. Et, vraiment, elle put se dire, sans vanité, en interrogeant son miroir, qu’il serait aveugle ou idiot l’homme qui ne l’admirerait pas.
Kate avouait ingénument que jamais elle ne l’avait vue si belle et que le roi d’Angleterre lui-même ne manquerait pas de la demander en mariage s’il la rencontrait !
– Eh bien, dit Harriet, maintenant, je vais le trouver. Il est à bord du cutter, n’est-ce pas ?
– Oui, madame. Il y est monté, tout en descendant de cheval, avec son grand diable de domestique.
– Suivez-moi !
– Moi ! aller avec vous, madame ! je n’oserais...
– Venez toujours.
Elles sortirent et aperçurent le capitaine qui s’avançait vers elles.
Malgré sa détermination, Harriet se sentit frémir, à l’aspect de cet homme noir, auquel tant de mystères, de sombres mystères faisaient une escorte redoutable.
Catherine s’effaça, en tremblant, derrière sa maîtresse.
Le capitaine aborda madame Stevenson et la salua froidement.
– Madame, lui dit-il, vous passerez l’hiver ici. Il sera pourvu à ce que vous y soyez aussi bien que possible.
Ce début ranima la hardiesse de la jeune femme. Elle s’était promis de jouer le tout pour le tout. Elle lança intrépidement son enjeu.
– M. le comte Arthur Lancelot, répondit-elle avec une ironie mordante, pourriez-vous me dire depuis quand un galant homme enlève brutalement une femme, la traîne dans un navire, à la merci d’une canaille éhontée, et se permet de disposer d’elle comme d’une chose...
– Madame, interrompit le capitaine avec plus d’aigreur qu’il n’en aurait voulu montrer, les récriminations sont superflues. Le comte Arthur Lancelot, puisque vous savez mon nom, agit comme il lui plaît. Il ne rend raison de ses actes à personne. Sa volonté fait la loi. Vous êtes restée assez longtemps près de lui pour l’apprendre. Mais si vous avez besoin d’une confirmation plus positive recevez-la par sa bouche.
– Oh ! vous ne tiendrez pas toujours ce langage, misérable forban ! s’écria-t-elle avec rage.
– Madame ! madame ! supplia Kate en la tirant par sa robe pour l’engager à ne point irriter celui qui disposait de leur sort.
– À quoi bon des menaces ou des injures ! fit-il en haussant les épaules. N’ai-je pas votre vie entre mes mains ?
– Eh bien, prenez-la donc ! prends-la, monstre ! dit-elle, en se jetant sur lui, pour lui arracher son masque.
Le bras de Samson, masqué comme le capitaine, l’écarta rudement.
– Ne lui fais point de mal, dit Lancelot.
– Non, maître.
Le balafré se contenta d’enlever madame Stevenson de terre et de la porter dans la maisonnette.
Ensuite il partit.
Arthur était retourné sur le Wish-on-Wish.
Harriet s’enferma dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sur le cutter. Toute la journée, elle réfléchit et surveilla le petit bâtiment.
Le comte ne le quitta point.
Dans la soirée, sous prétexte qu’elle avait la migraine, Harriet congédia Kate de bonne heure, feignit de se coucher, et éteignit sa lampe.
Mais elle se releva aussitôt, revint à la fenêtre et continua de guetter le Wish-on-Wish.
Une lumière brillait par le vitrage de la cabine, vitrage placé sur le pont, on s’en souvient.
Depuis plusieurs heures, la nuit drapait de son linceul la terre et l’onde ; madame Stevenson ouvrit sa fenêtre, la franchit, descendit, sans bruit sur la grève, monta, en retenant son haleine, sur le cutter, et écouta.
On n’entendait que le clapotis monotone de la mer contre les battures, et, dans le lointain, les glapissements de quelques bêtes fauves.
Harriet se pencha sur le vitrage : elle regarda, regarda avidement ; elle regarda jusqu’à ce que la lumière disparût.
Alors, elle revint chez elle, ferma la fenêtre, se jeta sur son lit, et, comme si elle cédait à un besoin impérieux, trop longtemps comprimé, elle se roula, en proie à un accès de rire épileptique.